Premiers pas en Turquie
La Turquie est le 11e pays sur notre chemin, c’est notre 11e passage de frontière . Nous pensions être des habitués, mais nous n’avions pas encore tout vu !
Le douanier bulgare nous laisse passer sans dire un mot, mais arrivés devant le poste turc on nous arrête. « Vous ne pouvez pas aller plus loin à pied », « pardon, nous sommes venus de France à pied » répondons-nous à l’unisson. Le douanier est intraitable, “il est interdit de passer la frontière à pied” nous répète-t-il inlassablement. Il faut que nous montions dans un véhicule, plus facile à dire qu’à faire ! Nous voilà en train de faire du stop devant la frontière, mi-amusés mi-stressés par cette situation ubuesque. Qui est-ce qui prend deux vagabonds dans sa voiture pour passer une frontière ? Après quelques tentatives infructueuses, nous réussissons à convaincre un douanier de nous aider. Il nous fait monter dans un bus duquel nous redescendons 100m plus loin, en Turquie !
Quelques kilomètres plus loin, c’est un tout autre accueil qui nous attend. Margot, une petite cousine d’Arnaud est venue nous rejoindre et va marcher une semaine avec nous. Elle est en Erasmus à Istanbul depuis septembre. Grâce à elle, nous sommes directement plongés dans la culture turque. Tout en marchant, elle nous apprend quelques mots et nous partage ses connaissances sur ce pays.
Edirne
Edirne fut la deuxième capitale de l’Empire ottoman, elle le restera jusqu’en 1453, lorsque Mehmet le conquérant s’empare d’Istanbul. La ville se situe alors sur l’axe reliant les territoires balkaniques à la nouvelle capitale. Elle devient un lieu de villégiature des sultans et un important centre religieux. En 1574, l’architecte Sinan y inaugure la mosquée Selimiye. Avec son dôme de 31 m de diamètre, c’est la première mosquée ottomane à dépasser les dimensions de la basilique Sainte-Sophie à Istanbul.
Mimar Sinan est un Janissaire, c’est-à-dire un fils de famille catholique enlevé et mis au service de l’État. À Istanbul il devient architecte impérial. Il est influencé à la fois par les premières mosquées ottomanes et les églises byzantines. Par son travail, il va effectuer une véritable fusion entre ces modèles et définir les nouvelles règles de composition de la mosquée ottomane. À l’époque les grandes mosquées comprenaient plusieurs coupoles couvrant chacune un espace. Sinan cherche à créer un unique volume, lumineux et dépourvu de piliers, à la façon de la basilique Saint- Sophie. Grâce à un savant jeu de contre coupoles, il réussit à élargir le dôme central et repousser les piliers vers la périphérie. Au cours de sa vie, l’architecte bâtira pas moins de 83 mosquées. La mosquée Selimiye d’Edirne est considérée comme son œuvre la plus aboutie, suivie de près par la mosquée Süleymaniye à Istanbul.
La plaine de Basse-Thrace
Nous quittons Edirne cap vers la mer Noire. Le soleil brille et le vent souffle. Nous marchons parmi de grands champs de céréales entrecoupés de bosquets où les troupeaux de brebis broutent, surveillés par de gros chiens de berger.
Le paysage est vallonné, les villages s’implantent dans le creux, là où l’eau et les arbres apportent un peu de fraîcheur. Même le plus petit hameau a son café. Les hommes y passent leurs journées, attablés en terrasse avec un “chai”. Nous y sommes accueillis comme nulle part ailleurs. Dès que nous passons devant une terrasse, l’un des clients nous alpague et nous invite à prendre un thé. À peine nos tasses finies une seconde tournée arrive, parfois accompagnée d’une barre de céréales ou un paquet de gâteaux. C’est à croire qu’ils savent que l’on a mâché 10 mois pour arriver ici!
La mer Noire
Nous arrivons sur les bords de la mer Noire à Kiyiköy, un petit village de pêcheurs. Nous marchons sur la plage, la mer à notre gauche et de hautes falaises calcaires à notre droite. Au-dessus de nous, dans le ciel, des cigognes tournoient dans les airs. Elles empruntent les courants chauds pour l’élever, puis planent, remontant doucement vers le nord. De temps en temps, l’une d’entre elles vole plus bas que les autres et passe juste au-dessus de la cime des arbres. On réalise alors l’envergure de leurs ailes et le spectacle prend une nouvelle dimension.
Il y a quelque chose de poétique à finir ce voyage en compagnie d’oiseaux migrateurs. Cet hiver en Hongrie puis en Serbie nous avons vu leurs nids inhabités. Dans quelques semaines, tout comme nous, elles seront de retour dans cette maison qu’elles ont laissée.
Enfin, Istanbul !
Nous sommes au pied du tout nouvel aéroport international d’Istanbul. Les cigognes se mêlent maintenant aux avions. Cet aéroport, c’est 2,5 milliards de mètres cubes de remblais, 7000 hectares et 400 morts sur le chantier. Il a été dessiné pour accueillir 250 millions de passagers annuels. Véritable tour de Babel sous exploitée, l’aéroport tourne actuellement avec 30 millions de passagers annuels. Arrivera-t-il un jour à sa capacité maximale ? Rien n’est moins sûr. Les plus grands aéroports mondiaux (Atlanta et Pékin) n’ont jamais dépassé les 110 millions de passagers.
Une fois au pied de l’aéroport, nous sommes obligés de quitter les bords de mer et de pénétrer dans l’agglomération d’Istanbul.
Une large partie de la banlieue stambouliote se compose de «gecekondu», ce qui signifie « construit en une nuit ». Ces quartiers sont apparus à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il était à l’époque interdit de déloger une personne ayant un toit sur la tête. L’exode rural massif transforme alors les banlieues d’Istanbul en un conglomérat de villages bâtis en une nuit. Cet exode s’effectue par village. Solidaires, les habitants se regroupent, construisent le toit d’une famille la première nuit, puis d’une autre la nuit suivante, et ainsi de suite. Très souvent les quartiers empruntent leur nom à la localité d’origine des exilés.
En 1980, 50% des stambouliotes vivent dans des “gecekondu”, ce qui représente 1,5 million de personnes. Au fil des années, ceux-ci s’approprient les lieux. Des parpaings remplacent les tôles, des portails apparaissent, mais certaines habitudes rurales demeurent. Dans les rues, les charrettes à cheval et automobiles se partagent la voie, et sur les trottoirs des poules picorent autour des poubelles. Les terrains vagues qui séparent ces villages urbains servent tantôt de potager collectif, tantôt de prairie pour les vaches et brebis.
L’aire urbaine d’Istanbul compte 20 millions d’habitants et occupe un territoire de plus de 5 000 km 2. La traversée nous prendra trois jours, trois jours au terme desquels nous arrivons enfin au pied de Sainte-Sophie.
Il est difficile de décrire les émotions qui nous parcourent à ce moment précis. L’excitation et le soulagement se mêlent en nous, les larmes et les rires se succèdent. Seuls nos sourires demeurent accrochés à nos visages jusqu’à ce que, le soir venu, nos paupières se ferment sur ces dix mois de marche.
Marie Epagneau